mercredi 9 avril 2014


Parmi les Peuples Etrangers

L'histoire commence à Istanbul. A la gare. Ernst BERNHARDT raconte son histoire à la première personne. Est-ce un récit de voyages objectif? Est-ce un roman? Est-ce un récit romancé? La lecture de "Aus fernen Landen" [«Dans les pays lointains»] qui semble raconter la même chose permet de le dire. Car ce récit-là comporte une préface qui en atteste le contenu. L’on peut donc penser qu'il s'agit d'un récit d'événements réels à prendre au premier degré dans "Dans les pays lointains" et d'un récit romancé dans "Parmi les peuples étrangers", dans lequel une quantité fantastique d'aventures toutes plus rocambolesques les unes que les autres se succèdent tout au long du livre à un rythme tellement échevelé qu'une telle accumulation d'intrigues, d'exploits variés, de combats et de hauts faits d'armes semble inévitablement invraisemblable.

L'intrigue est simple: le héros, narrateur de l'histoire, est invité par son ami Constantin Langelfeld, un ancien compagnon d'étude qui séjourne à Constantinople depuis 14 ans. C'est la deuxième fois, s'il s'agit bien de lui, que Ernst Bernhardt vient en Turquie. Il arrive à Istanbul par un train de luxe en provenance de Vienne, probablement l'Orient-Express?

La lettre d'invitation de Constantin est en fait un appel au secours qui concerne la sœur de Constantin: elle a été enlevée par des trafiquants d'esclaves d'un genre particulier; les ravisseurs d'Elisabeth Langenfeld font partie d'un réseau qui pratique la traite des blanches et approvisionne de nombreux harems dans divers pays. Elisabeth a été enlevée alors qu'elle se rendait à Istanbul chez son frère en compagnie de son amie, une autre Elisabeth, Elisabeth Natty, également enlevée.


L'Aventurier

Flanqué de son fidèle ami Link - [ce sera aussi le nouveau nom donné à Lippmann dans"Erdenbann" («Emprise terrestre»)] -, qui l'a retrouvé là-bas et qui va le suivre partout, Ernst part aussitôt à la poursuite des ravisseurs sur la piste des deux femmes. Du moins, l’on peut supposer qu'il s'agit d'Ernst, car ni son prénom ni son nom ne sont cités une seule fois tout au long du récit.

D'Istanbul la piste les conduit à Smyrne [Izmir] puis à Uschak dans l'intérieur du pays et sur le plateau anatolien. Après le train, la poursuite s'effectue à cheval jusqu'à ce qu'ils retrouvent et libèrent enfin la première Elisabeth.

Tandis que Constantin - alias Ahmed [converti à l'Islam] - rentre à Istanbul avec sa sœur durement éprouvée, Ernst continue la poursuite avec Link afin de libérer la deuxième Elisabeth.

Cette nouvelle piste les conduit vers le Sud jusqu'à passer la frontière et pénétrer en Arabie. Dans le désert, ils vont être mêlés à d'incroyables aventures mettant aux prises des tribus rivales de Bédouins.


"Parure de la Bravoure"

De nouveau le héros va se montrer digne du surnom qui lui fut déjà donné par les Arabes: "Zine el Gasare" ["Parure de la Bravoure"] lors de sa première incursion en ce pays, puisque c'est la deuxième fois qu'il vient en Arabie.

Là aussi il retrouve un ami, un prince arabe, "Mehemed le Conquérant" et il rencontre l'Amour dans la personne de la fille du cheik Ali: "Aïda", qui le soigne après qu'il ait été mordu par une panthère.

Après de nouvelles aventures (tempête de sable, sables mouvants, embuscades, enlèvements, combats au corps à corps, etc...) il retrouve la piste d'Elisabeth Natty grâce à un homme du désert qui lui fait voir l'image d'Elisabeth dans un seau d'eau jouant ici le rôle de "boule de cristal"...


Le terme de la quête est en Inde

Cette piste le conduit jusqu'en Inde où il est hébergé chez un vieil ami français Clair. Après s'être déguisé en Turc, notre héros retrouve enfin une piste qui le conduira jusqu'au fin fond d'un étonnant harem...

"Gottes wege sind wunderbar, aber führet Er herrlich hinaus!"

«Les Voies de Dieu sont étonnantes,
mais Il conduit tout magnifiquement jusqu'à son terme!»


APRES LA LECTURE DE "PARMI LES PEUPLES ETRANGERS"

Une femme allemande (E-M.S.) ayant eu la possibilité de lire l'ouvrage "UNTER FREMDEN VOLKERN" d'Ernst Bernhardt écrit ce qui suit à son correspondant qui lui a procuré l'ouvrage:

«Cher Monsieur,

Aujourd'hui j'aimerais exprimer ma joie d'avoir eu par vous la possibilité de faire connaissance avec un livre jusqu'ici inconnu de moi: "Parmi les peuples étrangers" d'Ernst Bernhardt, imprimé à Berlin aux éditions Paul Unterborn.

Je le lis à chaque moment que j'ai de libre et les joues en feu! (...) Examinons maintenant le livre. En tant qu'écrivain-voyageur, Il connaît bien le pays dont il parle, Il connaît aussi les peuplades et leurs particularités. Il raconte à la première personne la captivante aventure. De tels livres se lisent volontiers, car seulement un petit nombre de gens ont la possibilité de connaître les pays étrangers. Celui qui pouvait en parler était volontiers lu ou entendu. Pour ce qui est de l'époque de la rédaction je suppose que l'action se situe au cours des années qui suivirent le tournant du siècle jusqu'à la déclaration de la première guerre mondiale. Le genre ancien de l'impression décorée du titre "Parmi les peuples étrangers", l'écriture gothique dans tout le livre et surtout la manière de parler des personnages européens, tout cela parle en faveur de cette hypothèse. Le fil de l'action est la recherche promise à un ami d'une jeune fille kidnappée, l'amie de la sœur de cet ami [Note de l'éditeur: elle-même kidnappée, mais libérée assez tôt dans le livre].

Ses descriptions de la Nature sont magnifiques et impressionnantes! Les premières expériences du désert dans toute leur puissance et la prière de Gratitude de tous au matin. Les inquiétants vautours. La trompeuse image d'un mirage et la vivante représentation de la possible mort de soif des voyageurs! La tempête de sable décrite à fleur de peau dans toutes ses phases. Au cours de l'ascension solitaire, la fatalité de s'enfoncer dans le sable mouvant, la détresse de la mort, la représentation du dernier souffle avant de s'enfoncer dans le sable. La description de la baie de Bahrain-sur-mer. L'effroyable tempête et l'orage sur la mer! –

Ses descriptions des types humains qu'il rencontre, ses premières impressions! La description du prince arabe et de Jussuf, qui a du caractère, le genre de l'Arabe noble. La première rencontre avec Al-Mansour, sa première impression n'est pas bonne. Il décrit le français Clair à qui il souhaite le premier amour... Par contre, il y a aussi celui qui pratique la traite des blanches: Melec! -

Au sujet des différentes manières d'agir:

Dans un pays c'est la loi du plus fort avec la suite rapide des actes. Dans un autre pays c'est la fraude à la loi et l'escroquerie permanente, le tissu de mensonges inouïs dans les salons. La proposition au prince arabe d'un jugement modéré pour les ravisseurs. La parole tenue: je tiens ce que je dis, ce que je promets! La dure punition? Capturer l'ennemi, le faire se juger, ne pas tuer perfidement. Aucun bain de sang. Les Hadjimans ne combattent que les hommes armés, mais, par contre, pas les femmes, les enfants et les vieillards. Le cri de joie sauvage des fils du désert au cours de l'attaque.

Ses connaissances et ses déclarations essentielles à l'égard de: l'amitié, la consolation: "Elle sera sous la Protection de Dieu" et: L'homme créé pour la maîtrise sur la Nature - Les reproches ne servent à rien - La circonspection et la crainte sont deux choses différentes - Tuer quelqu'un pour la première fois! - L'épouvante - Le meurtre moral - Sur la modestie - La manière de voir du cheik Ali sur la religion et l'humanité, "très proche de la mienne" - Combien un animal est reconnaissant! - L'instrument de la revanche - ALLAH a implanté l'Amour dans notre cœur... - Le type de comportement des lèche-bottes, des hommes sans énergie... - Jussuf: "Que ALLAH soit remercié de vous avoir donné cette pensée!"... Plus tard: "Combien vous savez peu de chose en Occident au sujet de la force inouïe de l’Esprit ainsi qu'au sujet de celle de la Nature!"

- Les pensées et la profonde douleur de l'auteur au sujet du destin des jeunes filles vendues - le pur et jeune Amour - La conclusion solennelle: "Les voies de Dieu sont merveilleuses, mais Il conduit tout magnifiquement jusqu'à la porte!" - La Prière du soir d'un Musulman - L'auteur cite la première Sourate du Coran: la "Fatiha" [«L'Ouverture»] – L’on a tout intérêt à lire les endroits en rapport avec ce qui vient d'être mentionné. Vous en avez la possibilité. J'ai encore plus à deviner à la lecture: des expériences amères... Chaque poète laisse transparaître à travers lui. Cependant, je ne veux en rien y toucher.

Pour cette fois-ci recevez mes remerciements sincères pour l'expérience vécue de ce livre.»


L'éducation par le voyage

L'évocation historique sur le Bosphore est saisissante, à tel point que l'on se demande s'il ne s'agit pas de voyance: la princesse Irène dans son palais, le conquérant Mohammed à cheval dans Haghia Sophia [«Sainte Sophie»] sont décrits avec vigueur.

Les descriptions géographiques ne manquent pas non plus. Celui qui a visité Istanbul et Izmir par exemple repère sans peine les lieux décrits dans le récit.

Les types humains sont croqués avec précision; la description de l'équipage du bateau allemand qui tranche dans le fouillis ambiant du port d'Izmir par son organisation et l'ordre impeccable des manœuvres d'abordage laisse déjà entendre que ce peuple pourrait être utilisé comme modèle pour certains autres, si tant est qu'il réponde à sa vocation.

En fait, il y a du "Tintin" dans le héros de "Parmi les peuples étrangers" et le dénommé Link, aux moustaches pointues et aux oreilles remuantes, n'est pas sans rappeler, avec ses réactions primaires et ses emportements, le capitaine Haddock. Il n'y a guère que Milou qui manque au tableau, mais celui-ci est remplacé par un cheval extraordinaire, Zoba'a, à qui il suffit de dire un mot de passe à l'oreille pour qu'il se mette à filer comme le vent...


Citations

Bien que le genre principal de cet ouvrage soit le récit d'aventures, il n'est pas exempt de nobles pensées de genre spirituel:

Voici de belles paroles sur l'Amitié:

* "Quel précieux Cadeau du Plus-Haut est l'Amitié!"

* "L'Amitié est purifiée par les dangers et les soucis combattus en commun."

* "Il en va de l'Amitié comme de l'Amour. Ce qu'en eux les soucis et les dangers ne peuvent séparer, se trouve purifié dans l'épreuve et relié d'autant plus intimement et fermement. Ce qui n'est pas pur comme l'Or ne résiste pas."

* "Le premier devoir d'un Ami est aussi d'exercer le pardon là où il le peut."

Sur la politesse sociale:

* "Dans un pays où l'on doit pourvoir soi-même à sa sécurité personnelle cesse d'avoir cours la considération exagérée qui est de règle dans les salons et qui, au fond, ne représente, presque toujours, qu'un tissu de mensonges et de cabotinage."

Sur les voyages:

* "J'affirme que n'a vécu qu'à demi celui qui n'a jamais voyagé."

* "Mon principe est de ne prendre dans un voyage que le strict nécessaire."

Une sérieuse mise en garde est faite à propos de l'exaltation guerrière et des fausses imaginations qu'elle suscite:

* "Je souhaiterais que la jeunesse montante qui explose d'enthousiasme à la lecture des récits de voyages de différents écrivains comportant des scènes de combats décrites avec des couleurs excessives et qui exulte en esprit à la pensée que les héros tuent le plus grand nombre d'ennemis, puisse voir comment cela se déroule en réalité. Je suis certain que toutes les illusions maladives seraient à l'instant même détruites pour toujours."

Lorsque la première Elisabeth est libérée, Constantin-Ahmed (parce que converti à l'Islam) tente de faire pression sur son Ami pour l'inciter à arrêter là la poursuite. Peine perdue, car notre héros lui répond les belles paroles qui suivent qui en disent long sur la noblesse de ses motivations:

* "Cher Ahmed, Tu sais très bien que les grands efforts et l'existence du danger ne font qu'endurcir mon corps et que ce dernier est fort capable de résistance. Je n'ai pas davantage à craindre les conséquences des petites blessures. Ton prétexte est donc sans fondement. Par contre, je base la poursuite de mon voyage sur le fait que c'est non seulement Toi et moi mais aussi toute l'humanité qui sont servis si je n'abandonne pas jusqu'à ce que j'ai ruiné le métier de ces ravisseurs de femmes. Combien de familles peuvent déjà avoir été rendues malheureuses par ces dépravés, combien de cœurs de pauvres jeunes filles innocentes ont-ils été brisés? Combien de prières désespérées de telles malheureuses, auxquelles l'honneur devrait être ravi, ou auxquelles il fut déjà ravi, peuvent être envoyées vers le Ciel pour que soit mis fin à ces agissements? Ne serait-ce pas réprouvable si je voulais paresseusement m'adonner au repos au moment où la divine Providence me donne tout en main pour faire table rase de tous ces coquins? Ne suis-je pas en train de découvrir dans sa retraite ce Hussein, le ressort probable de toute cette ténébreuse entreprise? Et avant tout, ceci: que l'amie d'Elisabeth languit encore entre les mains de ces gens! Ahmed! Ahmed! Tu n'es pas sérieux de me déconseiller la poursuite de ce voyage. Je sais très bien que Tu ne manquerais pas de Te joindre à moi si Tu n'avais pas le devoir de rester avec Ta sœur! 

Donc, n'en disons pas plus à ce sujet!"

C'est ainsi qu'il trouvait naturel d'être "le premier à mépriser tous les dangers et à risquer même sa vie lorsqu'il s'agit de sauver l'autre".

[«Il n'y a pas de plus grand Amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime.»]

Si vous n'avez jamais lu le Coran, vous pourrez quand même connaître la "Fatihâ" [«L'Ouverture »], la première Sourate qui dit:

* "Au Nom de Dieu, le Miséricordieux, le Bienveillant. Louange soit à Dieu, au Maître de la Créature, au Miséricordieux, au Bienveillant et au Prince du Jugement Dernier. Nous Te servons et nous implorons Ton Secours. Guide-nous sur la bonne voie, sur la voie de celui à qui Tu as accordé Ta Grâce, sur qui ne repose aucune colère et qui ne se fourvoie pas. Amen."

A propos de l'héroïsme, Mehemed le conquérant, déclare:

* "La modestie reste la plus belle parure d'un héros!"

Sur l'Amour, Ernst déclare:

* "Allah sème l'Amour dans notre cœur. Nous ne devons pas le gaspiller mais nous ne devons pas non plus en user avec modération envers ceux qui le méritent."

Bref, "La mesure de l'Amour, c'est d'aimer sans mesure"!

* "L'homme aime sa femme et la femme l'homme. Mais le même homme ou la même femme ne peuvent-ils pas accorder le même fervent Amour aux enfants? L'un et l'autre ne peuvent-ils pas aimer pareillement le frère et la sœur qu'ils ont?"

Cette notion, il l'exprimera plus tard d'une manière encore plus approfondie et plus développée dans son œuvre majeure.

Il affirme le droit imprescriptible au pur Amour d'exister en toutes circonstances:

* "L'homme ou la femme n'ont-ils pas le droit sacré d'appartenir avec un pur Amour à un Ami, à une Amie, sans que l'Amour du mari pour son épouse, ou inversement, {en} subisse une rupture?"


Une Quête symbolique

Un lecteur de l'ouvrage a fait remarquer que cette quête à la recherche d'une Elisabeth personnifiant de nombreuses Vertus féminines peut aussi se lire à un niveau symbolique et que l'on peut y voir également la vénération envers la Reine Elisabeth, etc...

Avec la constatation que le voyage astral n'est pas inconnu à l'auteur et que la voyance est aussi présente dans l'histoire, il y a déjà une ouverture sur les questions ésotériques. Il est déjà possible de retirer de ce récit une éthique pour la vie, mais n'est ici qu'en germe et seulement suggéré tout ce qui sera clairement et complètement affirmé plus tard...


Passé et présent

C'est sans doute possible, mais une comparaison qui s'impose encore bien davantage à l'esprit est celle entre la première vie de l'Auteur en tant que Prince du désert et celle qu'il évoque dans "Parmi les peuples étrangers"...

Comment ne pas penser, en effet, à propos de Mehemed le Conquérant à un autre prince du désert, à propos de Aïda à une autre candide jeune fille, à propos de Jussuf à un presque homonyme, etc...? Le désert est encore là, les chevaux aussi et en particulier le fidèle destrier. Les Arabes sont là aussi, les bons, les méchants; tout se ressemble étrangement, l’on baigne dans la même atmosphère et le passé revit dans le présent...